5 juillet 2025

Le mystère des appellations : quand le terroir et l’histoire façonnent la carte des vins

Le socle de l’appellation : une question de terroir

Le cœur d’une appellation repose d’abord sur la notion de terroir – ce mot si souvent utilisé qu’il sonne parfois comme une formule magique. Terroir, c’est l’alliance intime d’un sol, d’un climat, d’une exposition, parfois même d’un microclimat, et de l’humain, par ses choix de cépages et ses pratiques.

Les villages qui obtiennent la reconnaissance d’une appellation sont, en premier lieu, ceux dont le terroir a été identifié, au fil des siècles, comme capable de produire des vins singuliers, dotés d’une identité propre, difficilement reproductible ailleurs. C’est ce que l’on nomme en droit viticole la “notoriété liée au produit et au territoire”. Ainsi, dans le Chablisien, à quelques kilomètres d’Auxerre, il existe une différence notable entre les terrains kimméridgiens (riche en marnes et en fossiles, propices au Chardonnay) et les terres de Portlandien moins favorables à l’expression du cru, ce qui explique que toutes les parcelles du secteur n’aient pas le droit à l’appellation Chablis.

Un processus encadré : l’INAO, architecte des appellations

C’est à l’INAO, créé en 1935, que revient la mission de définir, cartographier et reconnaître les appellations. Son rôle est de garantir que seules les zones répondant à des critères objectifs puissent bénéficier de la mention AOC ou AOP – gage de typicité et de qualité. La procédure est rigoureuse :

  • Identification du potentiel : Un groupe de producteurs motivés soumet une demande, accompagnée d’une étude historique et technique.
  • Définition des aires et caractéristiques : L’INAO réalise une délimitation parcellaire, étude pédologique à l’appui, pour s’assurer que les sols, le climat, la topographie justifient l’originalité du vin produit.
  • Rédaction du cahier des charges : Chaque appellation possède un cahier des charges détaillé : cépages autorisés, modes de conduite, rendements maximums, taux d’alcool minimum, interventions œnologiques autorisées…
  • Dégustations et contrôles : Des dégustateurs assermentés goûtent les vins candidats. Ce n’est qu’après validation de leur typicité que la reconnaissance peut être effective.

Ce travail explique qu’un village situé à la limite d’une célèbre appellation puisse se voir refuser l’accès, si ses terroirs diffèrent ne serait-ce qu’au niveau du sous-sol ou de l’exposition.

Histoire, traditions et luttes locales : composition d’un patchwork viticole

Le partage des appellations s’est aussi construit sur des histoires humaines et, parfois, des querelles de clochers. Certains vignobles aujourd’hui peu connus furent jadis prospères : le rôle du phylloxéra, des guerres ou de déclin économique a pu entraîner l’abandon de leurs vignes, retardant leur retour sur la scène des AOC. À l’inverse, certains villages ont su préserver leur notoriété et batailler, parfois pendant des décennies, pour obtenir leur reconnaissance.

L’exemple de l’appellation “Côte de Nuits-Villages” illustre ce point : dans les années 1930, plusieurs villages du nord de la Côte de Nuits (Brochon, Fixin, Prémeaux, Comblanchien, Corgoloin et, plus tard, quelques autres) ont uni leurs forces pour obtenir une appellation commune, alors qu’aucun d’eux, pris isolément, ne pouvait rivaliser avec la singularité d’un Gevrey-Chambertin ou d’un Nuits-Saint-Georges. L’histoire locale façonne donc la carte des AOC autant que la géologie.

Quand la science tranche : expertises géologiques et délimitations précises

La science du sol a pris une place essentielle dans la définition des appellations. Les études pédologiques menées par les experts de l’INAO, avec prélèvements, cartographies, et analyses comparatives, sont aujourd’hui un passage obligé.

  • Le Morvan, à proximité d’Auxerre, possède ainsi des sols granitiques peu propices à la production de vins fins : la frontière naturelle de la vigne y est marquée par la limite du calcaire du Jurassique qui s’étend dans la vallée de l’Yonne et sur laquelle se greffent toutes les AOC locales (Chablis, Irancy, Saint-Bris, etc.).
  • La Bourgogne a vu 1 247 climats inscrits au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2015, chacun défini par des micro-terroirs extrêmement précis, dessinant une cartographie des qualités et des usages (sources : UNESCO, actualités INAO).

Grâce à ces connaissances, de nombreuses demandes d’extension ou de création d’appellation ont été refusées au fil de l’histoire, comme ce fut le cas pour certains villages proches de Meursault ou de Pommard qui, malgré une contiguïté géographique, n’offraient pas le même potentiel qualitatif.

Des critères stricts et non négociables

Pour qu’une commune obtienne la reconnaissance en appellation, plusieurs critères sont incontournables :

  1. Individualité du terroir : Le secteur doit produire des vins à la physionomie clairement identifiable, différente de celle des voisins.
  2. Historicité : La présence de la vigne doit être ancienne, justifiée par des témoignages écrits ou cartographiques (parfois plusieurs siècles).
  3. Réputation : Le vin local doit avoir acquis, souvent sur la base d’archives marchandes ou culinaires, une notoriété au moins nationale.
  4. Capacité à respecter un cahier des charges strict : Les producteurs doivent pouvoir garantir l’application des règles de l’appellation, dans les faits et non en théorie.

Sans ces quatre piliers, l’INAO se refuse à accorder toute mention valorisante. C’est ce qui explique que, de 1935 à aujourd’hui, le nombre des AOC évolue lentement. En 2024, la France recense 363 appellations d’origine contrôlée pour les vins, contre près de 1 200 demandes initiales (source : INAO, rapport d’activité 2023).

Exceptions, polémiques et évolutions contemporaines

Certaines situations suscitent débats et incompréhensions. Pourquoi la commune de Fleys fait-elle partie du Chablis, alors que Maligny, pourtant voisine, fut longtemps privée de cette faveur ? La réponse réside souvent dans la qualité historique des sols, l’impact de microclimats ou, parfois, dans les jeux d’influence des notables d’hier.

De même, des villages comme Champagne-sur-Seine en Île-de-France ont vu leur vignoble quasiment disparaître au XIXe siècle et n’ont pas été intégrés lors de la reconnaissance de l’appellation Champagne au début du XXe.

Parfois, l’INAO rouvre les dossiers, au gré des avancées scientifiques ou des changements de climat qui redonnent un potentiel à des terroirs autrefois négligés. C’est le cas du retour en grâce de certains coteaux de Loire ou du Massif Central, autrefois classés en “vin de pays” et revisités sous l’angle des changements climatiques (voir dossier FranceAgriMer “Nouvelles zones, nouveaux enjeux 2022”).

Le rôle du collectif et de la transmission

La reconnaissance d’une appellation n’est jamais l’œuvre d’un homme seul. Elle émane toujours d’une dynamique collective, où se mêlent transmission, partage des savoir-faire, volonté de maintenir l’excellence. Les villages qui réussissent sont ceux où le tissu de vignerons est soudé, organisé, et porteur d’une vision claire pour la valorisation du terroir. Sans mobilisation, point de reconnaissance – même sur un grand terroir.

Vers une carte des vins en perpétuelle évolution

L’attribution des appellations tisse le grand poème des terroirs français depuis près d’un siècle. Entre paysages, légendes et critères scientifiques, elle façonne le visage d’une viticulture vivante, en perpétuel mouvement. Aujourd’hui, entre le défi climatique, le retour de la biodiversité et le regain d’intérêt pour des cépages oubliés, rien n’interdit d’envisager, à moyen terme, de nouvelles surprises et l’émergence de villages jusque-là inconnus sur l’échiquier des AOC.

Qu’il s’agisse d’émulation ou de patience, le chemin vers la reconnaissance en appellation demeure aussi exigeant que passionnant. Une aventure dont l’amateur dégustateur est à la fois le spectateur et l’héritier privilégié.

Sources : INAO.fr, UNESCO, FranceAgriMer, BIVB, VinsdeBourgogne.fr

En savoir plus à ce sujet :