25 août 2025

L’odyssée du Sauvignon blanc à Saint-Bris : histoire d’une identité retrouvée

Un cépage voyageur : aux origines du Sauvignon blanc

Lorsqu’on débouche une bouteille de Saint-Bris, ce vin blanc sec à la personnalité vibrante, difficile d’imaginer la longue route parcourue par ses raisins. Autrefois confidentiel, le Sauvignon blanc fait aujourd’hui partie intégrante du paysage viticole de l’Auxerrois, au point d’être le seul cépage autorisé sous AOC dans l’appellation Saint-Bris. Mais d’où vient-il, et comment a-t-il gagné ces coteaux froids de l’Yonne, à deux pas des Chablis si réputés, où le Chardonnay règne ailleurs en maître absolu ?

Une Bourgogne pas comme les autres : Saint-Bris, l’exception cépage

La Bourgogne est célèbre pour ses grands crus issus du Chardonnay et du Pinot noir, mais l’appellation Saint-Bris fait figure d’exception remarquable : c’est la seule AOC bourguignonne autorisant le Sauvignon blanc, ainsi que le Sauvignon gris. Cette particularité intrigue, étonne, et invite à remonter le fil de l’histoire.

On cultive pourtant la vigne autour de Saint-Bris-le-Vineux depuis l'époque gallo-romaine (“Saint-Bris-le-Vineux, le village des grottes et du Sauvignon blanc”, France 3 Bourgogne-Franche-Comté, 2019), bien avant l’arrivée du Sauvignon. Longtemps, le cépage roi était l’Aligoté, l’un de ces blancs désaltérants qui couvraient jadis toute la Bourgogne.

L’épidémie de phylloxéra : la crise qui bouleverse le vignoble de l’Auxerrois

À la fin du XIX siècle, la Bourgogne — comme la quasi-totalité des vignobles de France — subit la fureur du phylloxéra, ce petit puceron venu d’Amérique. L’insecte dévaste presque toutes les vignes de l’Auxerrois entre 1882 et 1890, forçant les vignerons à arracher leurs parcelles centenaires (“L’aventure du vignoble de Saint-Bris”, Vins de Bourgogne, BIVB). Les cépages traditionnels disparaissent.

La reconstruction du vignoble à la fin du XIX, sur porte-greffes américains résistants, ouvre alors un champ des possibles. Pourquoi replanter à l’identique ? Beaucoup de vignerons locaux partent à la recherche de nouvelles variétés, plus adaptées à la fraîcheur du terroir et moins sensibles aux maladies. On expérimente, on improvise, dans l’urgence parfois, mais aussi avec cet instinct paysan fait de prudence et d'audace.

Destins croisés : le Sauvignon blanc arrive dans l’Yonne

On situe généralement l'arrivée du Sauvignon blanc dans l’Yonne au moment de la reconstruction post-phylloxérique, dans les années 1890-1905. Mais pourquoi ce cépage, alors inconnu ou presque en Bourgogne, prend-il racine précisément à Saint-Bris ?

Le Sauvignon blanc connaît deux bastions historiques : la vallée de la Loire, et le Sud-Ouest. On raconte que des vignerons de Saint-Bris, partis en Sancerrois pour observer les techniques de lutte contre le phylloxéra, auraient rapporté des greffons dans leurs bagages, séduits par la résistance du cépage et la fraîcheur de ses vins (“Saint-Bris : le seul Sauvignon de Bourgogne”, Revue du Vin de France, 2019).

Mais le facteur déterminant, c’est le climat : le terroir de Saint-Bris, marqué par la rudesse des hivers et la relative fraîcheur des étés, se rapproche bien plus de celui du Sancerrois que de la Côte de Beaune. Le Sauvignon, précoce, s’y adapte mieux que l’Aligoté ou le Chardonnay, trop sensibles au gel. Mieux encore, ses arômes fruités donnent une signature différente aux blancs locaux, secouant la silhouette un peu austère des anciens vins de l’Yonne.

De la clandestinité à la gloire officielle : la reconnaissance d’un cépage atypique

Pendant des décennies, le Sauvignon blanc restera un secret bien gardé. Planté clandestinement, il apporte un nouveau souffle à la région, mais ne jouit d’aucune reconnaissance : jusqu’en 1974, impossible pour les vignerons de Saint-Bris de commercialiser leurs bouteilles sous une appellation “Bourgogne” officielle. On parle alors de “vin blanc de l’Yonne”.

Quelques chiffres illustrent l’ampleur de ce pari :

  • En 1960, à peine 20 hectares de Sauvignon dans l'appellation (source : BIVB).
  • Dans les années 1980, explosion du vignoble : plus de 90 hectares sont exploités, grâce à la reconnaissance progressive du style local.
  • Depuis 2003, date de l’accession à l’AOC Saint-Bris, plus de 130 hectares sont recensés, répartis sur cinq communes autour de Saint-Bris-le-Vineux (BIVB, Chiffres 2023).

Le passage à l’AOC n’est pas qu’un geste administratif : il salue l’excellence d’un savoir-faire local, et la ténacité de vignerons qui ont osé faire cohabiter la tradition et l’audace.

La singularité aromatique du Saint-Bris : l’héritage d’un sol et d’un cépage

Qu'offre donc ce Sauvignon blanc de Saint-Bris, qui le distingue de ses cousins de la Loire ou du Bordelais ? C’est avant tout une histoire de terroir. Le sol marno-calcaire kimméridgien, le même que celui qui nourrit les grands Chablis quelques kilomètres plus au nord, offre au Sauvignon une trame minérale unique et ciselée.

Au nez, ces vins dévoilent une palette variée :

  • Des notes d’agrumes vifs (pamplemousse, citron vert)
  • Le fameux « bourgeon de cassis », signature classique du cépage, mais ici subtilement relevé de touches florales (acacia, chèvrefeuille)
  • Parfois, une salinité minérale, héritage du sous-sol marin du Jurassique

En bouche, on retrouve cette tension caractéristique : zeste, fraîcheur, vivacité, et une finale parfois légèrement iodée qui rappelle l’air vif des collines de l’Auxerrois.

Anecdotes et visages : les pionniers du Saint-Bris

Le renouveau du Sauvignon blanc à Saint-Bris n’est pas que le fruit d’un contexte historique – il doit beaucoup à la ténacité de quelques familles visionnaires.

  • La famille Bersan Au cœur du village, la famille Bersan incarne depuis plusieurs générations la passion du Sauvignon blanc. Ils ont été parmi les premiers à produire ces vins de “contrebandiers” dans l’espoir d’un jour décrocher une véritable reconnaissance.
  • Jean-Marc Brocard Connu pour ses Chablis, Jean-Marc Brocard a, dès les années 1980, réinvesti les terres de Saint-Bris, pariant sur l'alliance du Sauvignon et du terroir kimméridgien, ouvrant la voie à nombre d’autres vignerons (Les Vins Brocard, site officiel).
  • La confrérie des Sauvignonistes Pour défendre leur vin contre le scepticisme bourguignon, les vignerons créent dès les années 1970 une confrérie loufoque et festive, organisant fêtes et concours pour faire (re)connaître leur blanc au-delà de la région.

L’Auxerrois et ses destinées : le Sauvignon aujourd’hui et demain

Le Saint-Bris, reconnu en AOC en 2003, témoigne aujourd’hui de la vitalité de l’Auxerrois. Impossible de passer à côté lors de la Saint-Vincent Tournante, la grande fête des vins de Bourgogne : en 2006, Saint-Bris-le-Vineux fut le premier village hors Côte d’Or à accueillir l’événement, signe que l’Auxerrois a repris sa place dans le cœur des amateurs (Dossier “Saint-Bris et son AOC”, BIVB, 2023).

Aujourd’hui, les exportations représentent plus de 40 % de la production de Saint-Bris, notamment vers la Grande-Bretagne, l’Allemagne et la Scandinavie (FranceAgriMer, 2022). Les styles évoluent, le bio progresse, et l’on assiste à une nouvelle génération de jeunes vignerons qui, tout en respectant l’héritage, osent des vinifications en amphore, ou en cuve ovoïde, pour révéler d’autres nuances du Sauvignon local.

Savourer l’âme d’une exception : visiter Saint-Bris

Pour qui veut comprendre l’identité du Sauvignon blanc à Saint-Bris, rien ne vaut une escapade sur place : découvrir ces galeries creusées dans la falaise, où vieillissent des barriques dorées ; rencontrer ces femmes et ces hommes qui, à la vigne ou au chai, travaillent avec patience, dans ce coin d’Auxerrois resté un peu secret.

Ce vin d’exception, cousu entre tradition et modernité, n’est pas seulement un symbole local : il parle d’adaptation, de mémoire, de la poésie des cépages voyageurs. La prochaine fois que vous lèverez un verre de Saint-Bris, songez à la route qu’a parcourue le Sauvignon blanc pour devenir, ici, le messager d’une Bourgogne définitivement différente.

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